L'art des noeuds
(Jacques Perret)
Tout le monde sait qu'à bord, en principe, il n'y a pas de ficelle. Il peut se faire, évidemment, qu'une ficelle soit introduite à bord, ficelle d'épicier par exemple autour d'un colis de provisions. Elle pourrait, semble-t-il, exciper d’une commune nature avec l'aussière et la drisse mais elle ne tarde pas à comprendre qu'elle est ici l'objet du mépris général et qu'elle n'a même pas l'espoir de sympathiser avec le méchant bout de ligne qui pourrit sous le plancher ; elle est parfaitement étrangère à tout ce qui l'entoure, ne pouvant même pas prétendre à attacher quoi que ce soit puisqu'à bord on n'attache pas : on amarre ou on saisit.
Chose curieuse, il n'y a pas de cordes non plus sur un bateau. La corde est strictement réservée à l'usage des Terriens pour lesquels tout ce qui ressemble à une corde est corde et qui désignent du même nom la corde à malle, la corde à linge, la corde à sauter, la corde à piano et la corde à pendu. Du temps que les pirates étaient pendus à la grand-vergue, aucun ne le fut à l'aide d'une corde puisqu'il n'y avait pas de corde à bord. Pour cette opération on choisissait généralement une drisse, plus rarement une balancine encore que le mot se prêtât gentiment a l’évocation pendulaire.
S'il n’est de corde à bord, en revanche il y a des cordages. I1 y en a même beaucoup et, quelquefois, dans les commencements, il paraît y en avoir trop parce que la tendance naturelle des cordages est de s'emmêler. Ainsi vous lovez scrupuleusement votre filin, soit à plat sur le pont en glène harmonieuse, soit à la main en boucles régulières, ingénieusement arrêtées par un système dont vous faites constater à votre ami qu'il n'y a qu'à tirer dessus pour tout dérouler avec aisance ; il est probable qu’ainsi parés, en effet, ces filins seraient immédiatement dociles à toute réquisition mais, chose curieuse, un quart d'heure plus tard il s'est produit a votre insu de mystérieux déplacements, de sournoises ondulations dans l'appareil de vos cordages et, l'urgence venue, tout accroche, se noue, grippe et s'emmêle, l'aussière n'a plus qu'un bout, la drisse de pic a coincé dans la glissière du capot, la grande écoute s'est nouée au raban de gouvernail et des filins sortis on ne sait d’où vous attaquent par les pieds. Vous êtes la proie des cordages, c’est Hercule aux prises avec l'hydre, Laocoon avec le serpent. Les filins doivent être tenus à l’œil, il faut sans cesse y apporter de la clarté, prévenir leur penchant pagailleur. L'ordre à bord est une chose très difficile mais nécessaire à votre sécurité. Le plaisancier digne de se dire marin est un maniaque de l'ordre : il range et, une fois tout rangé, il va voir si rien ne s'est dérangé.
On ne peut parler de filin sans parler de nœuds puisque la fin de tout filin est d'être noué d'une façon ou de l'autre, à ceci, à cela ou à soi-même. L'art du nœud est une des plus vieilles merveilles de l'industrie humaine. Les trois premiers outils de l’homme furent la pierre, le bâton et le cordage sous forme de liane ou de lanière. Mais à quoi servirait une corde si l'on ne savait la nouer ? La demi-clef et le nœud plat sont des inventions qui ont plus fait pour la civilisation que la vapeur ou la soudure autogène. Aujourd’hui, l'homme moderne, sauf pour sa cravate, n'est plus avantagé par la connaissance des nœuds dans la lutte pour la vie. Néanmoins, pour rendre hommage aux obscurs mais immenses bienfaits du nœud, les dictionnaires illustrés s'obstinent à nous reproduire en vignettes les différentes sortes de nœuds avec leurs noms, comme des documents archéologiques. Ces figures, d'aspect vermiculaire, ont la prétention de nous expliquer la manière de faire ces nœuds et tout le monde s'y est laissé prendre. On cherche la date de naissance de Néron ou l'origine du nougat et on tombe en arrêt sur la planche des nœuds. Vous avez tenté comme moi la reconstitution du double nœud de chaise d'après l'espèce de bourbillon explicatif de la figure n° 16; c'est assez déprimant. Le scoutisme a tenté de remettre en faveur la pratique des nœuds et, pour stimuler cette renaissance de la nodologie, il a institué un brevet spécial pour les nœuds, chose assez pénible pour l'entourage du breveté, car on y vit dans l’obsession du nœud gratuit et dogmatique, du nœud pour le nœud, du nœud en soi. Cela dure un mois puis, las de nouer sans raison, écœuré d'un monde où lui sont refusées les occasions valables de nouer, il se détache des nœuds, perd la main et s'oriente vers d'autres mystiques.
C'est bien dans la navigation de plaisance que s’est réfugiée l'ultime raison des nœuds. Je ne dis pas que les marins pêcheurs ont tout perdu de ces techniques millénaires, mais leur répertoire de nœuds s'amenuise de jour en jour, car ils tripotent plus de cambouis que de chanvre, la burette a remplacé l'épissoir, et les moteurs les plus grossiers, les semi-diesels les plus archaïques n'ont pas grand-chose à attendre du secours des nœuds. Les plaisanciers, eux, se doivent de maintenir tant soit peu la réalité concrète d'un art immémorial, ce qui n'empêche pas de voir bon nombre d'entre eux vous tourner un nœud de vache croyant faire un nœud plat ou même s'évertuer à la confection de tortillons monstrueux, tourmentés comme des kystes et strictement innommables.
I1 faut avouer que, pour savoir expédier sans bavure et à bon escient tous les nœuds, il faudrait avoir été gabier au long cours, tout au moins avoir fait son noviciat sur les bancs, à bord d'une goélette. Or, en mettant les choses au mieux, l'avocat ou le médecin plaisancier passe trois semaines par an sur son bateau et peut-être trois heures par mois à s'exercer clandestinement à faire des nœuds entre deux clients. I1 faut dire également que la technique moderne s'est abattue sur la plaisance et qu'avec sa manie du rationnel elle s’ingénie à simplifier sans cesse le gréement et encore ces derniers cordages vous sont-ils proposes en nylon, matière vraiment triste à nouer. L'introduction du nylon à bord va modifier gravement le génie de la voile. On voit maintenant de forts bateaux retenus au quai par un mince fil blanc qui doit être une amarre mais qu'on n’ose appeler de ce nom ; la logique traditionnelle en est offusquée, l’œil gêné. On s'y habituera probablement, mais le jour ou les cordages, la coque et les voiles seront en matière plastique et nylon, on peut se demander si la mer ne sera pas sensiblement dessalée. Le plaisancier a sauvé de la désuétude un instrument de travail pour en faire un jouet, or jouer à la voile n’est pas seulement naviguer, mais être à bord, vivre à bord, au milieu de ces accessoires traditionnels, bricoler à bord, coucher à bord, manier le filin, se cogner la tête aux barreaux de chêne, s'allonger dans le cadre moisi et rêver de tout cela onze mois de l'année. Le chanvre, le goudron, le bois, la toile, l'étoupe sont des matériaux chargés de références, grouillant d'histoire ; il y a de quoi jouer, en effet. Le nylon, la matière plastique, c'est un peu jeune encore, bagage mince, pas grand-chose à raconter ; et pour ce qui est de l'odeur, plutôt fade et plate. Parlez-moi de l'odeur qui vous attend dans le rouf, après l'hivernage, toile et cordages entassés sur les couchettes, et arrosez-moi ça d'un petit coup de rhum. Quel intérêt y aura-t-il, je vous le demande, à boire un coup de rhum dans une coque en matière plastique ?
Jacques Perret – Articles de sports – Julliard 1991
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.