Dans les limbes de l'enfance, mes soeurs aînées tendent déjà vers moi leurs sourires à la rescousse de mes premières chutes.
Est-ce vraiment là que se situe le souvenir de ma première rencontre avec les bateaux? Les traces sont incertaines, comme une suite rapide et discontinue d'images où se mêlent probablement d'authentiques souvenirs et les fragments d'un récit maintes fois entendu depuis, au fil des ans devenu plus vrai que vrai, et régulièrement psalmodié à l'occasion de chaque retrouvaille comme un mythe familial fondateur.
Cette épopée identitaire met en scène le trio que nous formions, mes soeurs et moi, dans le décor de La Rochelle de l'après-guerre. Il y avait à cette époque, entre la plage et les parcs, et juste après le marchand de glaces, un manège dont la couleur se voulait sans doute locale : autour d'un axe, et reliés à celui-ci par des bras, tournaient de petits bateaux de fer flottant sur une cuve remplie d'eau en forme de couronne. L'ensemble devait plus ou moins ressembler à ceci...
©Jean-Marc - http://www.ghost-shooting.com/ - Photos anciennes.
Au "toit" du manège était d'autre part suspendu une poupée "Mickey" surplombant les bateaux, poupée que le patron du manège faisait bien sûr bondir par l'intermédiare d'une corde et d'une poulie, au-dessus des têtes enfantines. La queue de ce Mickey se décrochait par simple traction, et la conquête de ce trophée, au-delà du tour de manège gratuit auquel elle donnait droit, conférait à son auteur plus de gloire et de prestige que les plus héroïques aventures !
L'entreprise était d'envergure, et il y avait bien peu d'élus pour beaucoup d'appelés. Après avoir bien réfléchi, cependant, je me dis que saisir à bras le corps le Mickey lui-même devait être plus facile que d'en arracher la queue. Pour augmenter mes chances et prendre de court le patron du manège, j'avais par ailleurs sournoisement décidé de feindre l'indifférence à l'approche du fameux trophée, et de ne bondir qu'au dernier moment...
Le stratagème connut un franc succès : le moment venu, je sautai bruquement les bras grands ouverts, étreignant de toutes mes forces l'idole convoîtée... Malheureusement pour moi, celle-ci refusant obstinément de se décrocher, je restai suspendu entre "ciel" et "flots", tandis que les bateaux imperturbables continuaient sans moi (sous moi...) leur périple circulaire.
J'ignore combien de temps dura cet incertain état pendulaire, alors que le patron incrédule tirait de son côté sur la corde fatidique qui me maintenait en vol... Quelques fractions de secondes probablement, jusqu'à ce que mes forces - ou celles du patron - ne cèdent, et que je me retrouve dans l'eau de la cuve, sous les bateaux qui poursuivaient tranquillement leur ronde au-dessus de ma tête.
Je me souviens du goût de l'eau, de la rengaine du manège dont les sons me semblaient soudain si mystérieusement différents, et comme lointains...
La souvenir de la suite est moins clair, et doit beaucoup aux récits ultérieurs qu'on m'en a faits... Repêchage, séchage dans la cabine du patron de manège, retour à la maison, explications laborieuses de mes soeurs auprès des parents... J'étais devenu à mes dépens le héros du jour, et le personnage central d'une histoire dont les échos, bien des années plus tard, continuent à animer de loin en loin nos échanges entre frère et soeurs...
Mais le meilleur côté de cet incident finalement peu glorieux, c'est qu'il s'est bien terminé : malgré cette première rencontre ambiguë avec "les p'tits bateaux qui vont sur l'eau", ni eux ni moi ne nous sommes gardé rancune.
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