“Nothing is so seductive, so disillusioning or so enthralling as life on the sea."
L’homme regarde la Tamise. Par-delà les rives basses et le fleuve, on aperçoit l’horizon brun-vert du Kent. Quelques barges aux voilures couleur de rouille remontent lentement vers Londres, chargées de grains et de foin, leur petite voile à livarde frémissant à l’artimon dans les risées.
Il a un peu plus de quarante ans et regarde la Tamise. Et derrière l’horizon, vers l’estuaire, il revoit les vingt ans de mer où naviguent désormais ses souvenirs.
En quelle langue se les raconte-t-il à lui-même ? Quand il parle anglais, sa langue d’adoption, on perçoit dans sa voix des échos de français - avec un étrange accent de Marseille, où il a jeté à 17 ans son « premier coup d’œil conscient sur le monde et la vie." Mais en amont il y a aussi, bien sûr, la musique indélébile du polonais, la langue de l’enfance. Et peut-être celle du russe aussi, qui a teinté les années d’exil auquel l’état tsariste avait condamné ses parents, alors qu’il avait entre quatre et onze ans.
Il a un peu plus de quarante ans, et ne naviguera plus, ni sur les clippers presque irréels de finesse et d’élégance que la fin de ce siècle envoie encore aux quatre coins du monde, ni sur les semi épaves qui prennent l’eau comme des éponges sitôt quitté le port, ou qui prennent feu au large de Java, ou se disloquent quelque part entre les rives du Congo.
Il ne naviguera plus. Certes, dans son cœur, il ne tournera jamais vraiment le dos à la mer, mais la vie à bord, même pour un officier de marine marchande, porte son fardeau de souffrances et de désillusions. Les maladies, la cruauté du monde de la mer, la faiblesse des hommes ont mis à rude épreuve le « glamour » de la jeunesse chez cet homme sensible, peut-être fragile, et doué d’une conscience morale douloureuse. Souvent employé en deçà de sa qualification de capitaine au long cours, il en garde une amertume tenace. Et comme Slocum, dont il est contemporain, il assiste aussi en silence à l’irrémédiable métamorphose par laquelle les grands voiliers doivent peu à peu abandonner aux vapeurs les routes de la mer. Changement d’époque…
Ce passage d’une époque à l’autre accompagne et sans doute détermine en grande partie le changement radical de cap qu’il est en train de vivre : il y a quatre ans, alors qu’il accomplissait ses derniers grands voyages, cet homme de mer s’est pris en effet d’une fascination nouvelle pour l’écriture, et trois livres déjà ont été publiés : La Folie Almayer (1895), Un paria des îles (1896) , et Le Nègre du "Narcisse" (1897). Il est difficile de parler de débuts prometteurs : le succès se fait attendre, à l’exception de l’estime dans laquelle le tiennent quelques amis écrivains, et l’argent se fait rare, à part quelques subsides. Mais des difficultés financières, soit par malchance, soit par incapacité foncière à gérer son propre argent, il en a toujours connu… Et sa vocation littéraire est heureusement assez enracinée en lui pour résister aux aléas et déceptions de cette nouvelle carrière.
Il s’appelle Józef Teodor Konrad Korzeniowski. Mais depuis la publication de son premier roman, il porte le nom de plume de Joseph Conrad, et sera reconnu - plus tard… - comme l’un des plus grands écrivains de langue anglaise de sa génération.
Le court texte suivant, daté de 1898, est loin d’être le plus connu parmi les récits qu’ont inspirés à Conrad ses années de voyages. Mais il est pour moi l’un des plus émouvants par la manière dont l’auteur y exprime sa relation à la mer, et aussi le lien entre les hommes de mer et ce qu’on pourrait appeler leur destin. Une œuvre caractéristique de cette subtile combinaison entre romance (littérature de dépaysement et d’aventure) et novel (roman réaliste ou psychologique) qui est la marque de Conrad. Elle a sans nulle doute été déjà traduite, d’autant que les œuvres complètes de cet auteur sont éditées à la Pleiade, mais j’ai voulu rendre à ma façon un modeste hommage à Conrad en hissant les voiles de ma propre traduction pour mieux retrouver son sillage. J’y ai trouvé un plaisir intense, et aussi quelque chose de sombre qui ressemble au fond de la mer, à la jeunesse perdue, et à la mort.
Traduction intégrale, glossaires et cartes, ressources documentaires.
Un grand "merci !" à Marta, Bridget, Guy et Olivier pour leur bienveillante et précieuse relecture.